interview

Mino Cinelu

Propos recueillis le 12 mars 2000 à La Luciole (Alençon)

Mino Cinelu
Mino Cinelu à Rouen le 6 avril 2015 – Photo : Stéphane Barthod

Il serait plus rapide de citer les musiciens qu'il n'a pas cotoyés que ceux avec qui il a joué. En effet, de Miles Davis à Weather Report, de Michel Portal à Dizzy Gillespie, mais également Sting, Colette Magny, Peter Gabriel, Bernard Lubat, Pat Metheny, Bernard Lavillier et beaucoup d'autres, la liste évoque un gigantesque "inventaire à la Prévert". Et le hasard n'est pour rien dans ces rencontres.

Il jouait avec son groupe (Etienne Mbappé à la basse, Mitch Stein aux guitares et le DJ Joe Clausell) le 12 mars 2000 à la Luciole (Alençon). Une bonne occasion de revenir sur des moments-clés de son parcours, de découvrir sa vision de la musique en général et des percusssions en particulier. Portrait d'un musicien en quête permanente...

Tu es né à Saint-Cloud et tu vis à New York, c’est une sacrée balade, non ?

J’ai fait beaucoup de voyages… voyage dans les Antilles à 7 ans, onze jours de traversée en mer, j’ai vécu un an en Angleterre, je suis revenu, mis le cap aux Antilles, grandi en France, et j’ai beaucoup voyagé en Europe avant de partir aux États-Unis ; j’ai un côté gitan, j’ai besoin d’apprendre et de rencontres… pour apprendre, il faut rencontrer les gens, et c’est impossible en restant au même endroit. C’est comme le jeu de la fléchette : on part où la fléchette arrive. Moi j’ai dit « le prochain groupe qui m’appelle et qui part, je les suis, où que ce soit ». Il s’est avéré que c’était les États-Unis, et ça fait maintenant 20 ans que j’y suis.

Et justement, à New York, comment s’est passée la rencontre avec Miles Davis ?

J’étais le batteur d'un groupe (Frank and Cindy Jordan, NDLR) avec lequel on a joué dans un club qui s’appelait le Mikell’s qui n’existe malheureusement plus, dans lequel beaucoup de musiciens passaient, George Benson, Chaka Khan… Et aux États-Unis, on est très vite catégorisé ; quand je jouais de la basse à l’église, on croyait que je n’étais que bassiste, quand je jouais de la batterie dans les clubs de jazz, on croyait que je n’étais que batteur. Comme je me sentais un peu rouillé à la percu et que je souhaitais utiliser tous les instruments dont j’aime jouer, j’ai demandé au groupe de chercher un autre batteur. Ils l'ont trouvé une semaine avant le gig, et le destin a voulu que Miles passe ce soir-là alors qu’il cherchait justement un percussionniste.

Il y a mille façons d’aborder la percu : un traitement plus rythmique, plus coloriste, etc. Comment te situes-tu par rapport à l’instrument ?

Je n’ai pas d’a priori, mais je me souviens avoir été pur et dur quand j’étais très jeune, jusqu’à ne plus utiliser les baguettes parce que je trouvais ça impur ! J’avais des peaux, je les montais moi-même, j’attendais une semaine avant que ça sèche ; je faisais des tambours et c’était devenu une sorte de rituel. Ça m’a permis d’approfondir le tambour, qui est quand même à la base du drum. Ensuite je me suis ouvert l’esprit, et j’ai découvert par exemple un instrument qui paraît aussi ridicule que le triangle, et qui pourtant, quand on entend un orchestre symphonique, arrive d’un coup au-dessus de l’harmonie, et rend la chose complète. Ça m’a intéressé de voir ce qu’on pouvait faire avec cet instrument d’apparence si anodine, presque puéril et qui m’intriguait. Là-dessus, j’ai développé un délire… Omar Hakim me disait que j’étais fou de faire ce truc là devant 20 000 personnes. Mais la musique, c’est au-delà de l’instrument, c’est l’histoire qu’on raconte.

Tu n’es d’ailleurs pas qu’instrumentiste, tu es compositeur, arrangeur, producteur… Arrives-tu à équilibrer toutes ces activités ?

J’essaie ! C’était un challenge d’ailleurs dans l’album, de ne pas tout mettre dans le même panier. Je me suis servi de la maturité acquise en tant que producteur pour faire une auto-critique honnête qui a permis de mener à bien ce voyage qu’est l’album, qui est éclectique, mais avec un point de départ et un point d’arrivée.

Sur cet album, on retrouve le titre « Confians » que tu avais joué avec Weather Report. Le morceau existait déjà ou bien tu l’as composé pour le groupe ?

Il était récent, j’avais dû le composer au début de mon travail avec Weather Report, mais pas spécialement pour le groupe. Joe (Zawinul, NDLR) a voulu écouter ma musique, il a flashé sur ce morceau et on l’a fait. C’était assez bizarre, parce qu’il a même relevé les parties de clavier, et il les a rejouées telles quelles au lieu de faire son propre truc. Je me suis retrouvé à jouer les autres instruments pour faire juste un guide, et c’est finalement resté comme ça au mixage

Les paroles de cette chanson te racontent un peu, non ?

Rien de bien nouveau… Aznavour l’a dit dans « La bohême », croire en ses rêves et continuer, essayer de le faire sans égoïsme, et de tenir, ça n’est pas toujours facile. J’ai dû bosser pour acheter mes premiers instruments, j’ai fait tous les métiers, j’ai fait mes premières tournées en stop, à dormir à la belle, réveillé par la rosée au bord de la route. C’était mon histoire, d’autres ont suivi un parcours différent. Quand on sent vraiment ce qu’on a en nous, il faut vivre sa passion, c’est très important. C’est un « message » très simple, très basique.

De la musique avant toute chose...

Tu travailles aussi bien avec des musiciens de jazz qu’avec des chanteurs français ou anglo-saxons : Bernard Lavillier, Peter Gabriel, Sting… Y-a-t il continuité pour toi entre les différents styles ?

Il y a continuité du fait qu’une musique est sincère ou non, quelle qu’elle soit, classique, jazz ou autre. Il y a des « gangsters » en classique aussi, ou en jazz, il y a de la médiocrité partout, mais la continuité pour moi, c’est d’essayer de m’associer à des gens de qualité, quelle que soit la musique, si elle est sincère et qu’elle me touche, ça m’intéresse. J’ai même pris mon pied en faisant de la Country Music, parce qu’il y a une certaine âme dans cette musique, pas la même que celle que j’ai rencontré dans les églises gospel à Harlem ou à New Jersey, mais il y a vraiment de la soul dans cette musique aussi. J’ai mis des années à comprendre ça : à une époque, je me moquais du musette, je n’étais pas très respectueux vis-à-vis de gens comme Yvette Horner par exemple, qui est pourtant une sacrée instrumentiste… on n’est pas toujours prêt à le recevoir, peut-être que certains ne le recevront jamais et je ne dis pas que j’ai forcément raison, mais c’est une choses que j’ai comprise avec la maturité. Je ne vais pas pour autant me mettre à jouer du musette, mais je reconnais le talent de certains artiste dans cette musique comme dans le jazz ou le classique.

Je pensais à la difficulté de jouer avec des musiciens qui, eux, sont parfois enfermés dans des styles, des « clans »

Pour moi, c’est intéressant d’apporter autre chose qui ne devrait pas coller a priori, et par mon ouverture, leur faire écouter autre chose. Si on se connaît un peu plus musicalement et humainement, la musique ne stagne pas, et on peut briser les styles. Avec Herbie (Hancock, NDLR), on a fait des plans de rock et de country comme de jazz. J’ai besoin de ça, c’est ma nature. Mais il y a aussi des gens qui ont trouvé leur voie dans un style plus défini.

Dans ton album, tu as l’impression d’avoir pu donner plus de toi-même ?

Oui, quand on fait son propre projet, c’est un peu comme un bébé, il faut que ça mûrisse, qu’il naisse, grandisse, il faut s’occuper de lui, réfléchir : le parent idéal n’existe pas, donc on apprend avec ses erreurs, on s’autocritique et on continue. J’essaye d’aller au-delà des notes, du rythme et des accords, une musique peut être très vite stérile quelles que soient les connaissances qu’on croit avoir acquises. Ce qu’il faut, c’est une histoire, ce qui permet à un auditeur ou à un musicien d’apprécier un autre artiste si son message est profond et sincère, quel que soit le degré de technique utilisé. C’est ce qui fait que j’ai autant de plaisir à écouter un bon vieux blues ou une sonate de Bach.

Depuis les années 90, on te retrouve plus en avant dans un certain nombre de projets…

Ce qui se passe, c’est que mes collaborations sont devenues plus officielles. À un moment, j’ai demandé que ce soit dit. Avec Sting par exemple, j’ai co-écrit des morceaux, j’ai fait souvent des co-productions avec des gens sans que ce soit noté sur les pochettes. Et puis c’est vrai que récemment, il y a eu le duo avec Kenny Barron, c’est peut-être à ça que tu faisais allusion, un disque où j’ai programmé, arrangé tous les morceaux, j’en ai écrit quelques-uns, choisi le studio, l’ingénieur… C’était un travail énorme, et effectivement plus officiel.

Les projets...

Tu es bien sûr en pleine tournée après la sortie de ton album, mais quels sont les projets en cours ?

Un autre album, bien sûr, mais pas tout de suite, et il y a aussi d’autres musiques de films, notamment un projet pour la Rain Forest, la défense de la forêt amazonienne avec les indiens Kayapo. Je discute également avec Laurent Garnier, on verra ce qu’il en advient. Je travaille pas mal avec les DJ en ce moment, je m’intéresse à beaucoup de choses. Je me suis retrouvé l’année dernière dans une rave avec deux amis, à nous trois, on explosait la moyenne d’âge (rires). Je me suis farci de la techno jusqu’à 8 heures du matin pour voir ce qui se passait. Ça ressort un peu sur l’album, mais surtout sur scène, on a des petites épices par moments… La House, le Dub, tout ça m’intéresse. Il y a eu plein de mouvements, le rock, le reggae, le jazz un peu ; avec les mouvements actuels, Trip-hop, Dub, Techno, ça me fait vraiment plaisir de voir des gens s’éclater, sans a priori, jaune, vert, noir, blanc, pas de plans drague... Tout ces trucs, c’est vraiment pour le plaisir. Je trouve ça fabuleux, c’est vraiment rare de voir un mouvement de cette envergure. Je vois des passionnés fous de musique chez les DJ, et je crois qu’ils redonnent aux musiciens une perspective de la musique. C’est assez facile de sombrer dans un côté cérébral en musique, on travaille les gammes, les rythmes, on utilise tel accord… c’est super de chercher, fouiller, mais le discours est simple : ça doit toucher au cœur, au plus profond de l’âme. Tu peux le faire avec un renversement incroyable à la Herbie, et ceux qui ne le connaissent pas font sentir quelque chose sans même savoir quel accord c’est. Ceux qui connaissent vont être impressionnés et les autres trouveront simplement ça beau. De la même façon, un DJ va faire un mix à un moment, ça peut être un coup de pot fabuleux comme un truc calculé, il va se passer quelque chose d’étonnant, et je trouve intéressant de se pencher sur ça. Tous ne sont pas bons, mais il y a vraiment des gens fabuleux.

Tu utilises beaucoup l’électronique toi-même…

Absolument. Longtemps, j’ai été contre l’électronique, et puis je me suis remis en question. Je n’aimais pas ce qui se faisait en électronique, surtout du côté des percussions, en fait je me suis aperçu que ce ne sont que des outils et qu’il suffit de les utiliser avec goût. En fait, même si on est pur et dur, quand on écoute un piano sur un disque, il y a quand même eu un micro, une console, une séance de mastering, et dans ce cas, où est la véritable acoustique ? En fait, avec l’électronique associée à l’acoustique, on peut étendre la palette vers les graves et les aigus, faire plein de choses intéressantes. Quand en jazz, tu fais un trio avec le B3, l’orgue Hammond, ça a une puissance énorme, ça a la puissance du rock dans le jazz, il y a également le piano Fender Rhodes avec un son qui jusqu’à présent n’a pas été remplacé… C’est çà aussi l’électronique. Un Wurlizer qui coûtait trois fois rien, c’est à la mode maintenant et ça coûte une fortune, ça n’est pas toujours très juste mais ça a une vrai qualité de son.