interview

Louis Sclavis

Propos recueillis par Jean-Baptiste Perez
le 1er avril 2000

Louis Sclavis
Louis Sclavis le 1er avril 2000 – Photo : Stéphane Barthod

Louis Sclavis jouait le 1er avril 2000 à Caen avec Henri Texier et Aldo Romano. Il a par ailleurs animé l'après-midi qui précédait le concert une master-class autour du thème de l'improvisation. Le saxophoniste Jean-Baptiste Perez  l'a rencontré à cette occasion pour Jazz à Caen.

Vous faites une distinction entre spontanéité et improvisation…

La spontanéité est une chose, l’improvisation en est une autre. L’improvisation est une façon de faire de la musique qui demande une part de spontanéité, mais la spontanéité n’est pas tout, il ne faut pas que ce soit une « croyance » ou une « religion ». Elle n’a pas de vertu supérieure, c’est un des éléments, mais il faut surtout gérer ce qu’elle produit, et c’est ce qui est important dans l’improvisation : comment on gère, comment on contrôle, comment on crée des surprises, comment on profite de ces surprises pour construire à nouveau, comment on élabore un discours, comment on maîtrise le vocabulaire, etc. Tout ça dans l’instant. Il s’agit donc de composition instantanée, d’un travail de compositeur où la rélexion ne précède pas l’exécution ; il serait dangereux de préméditer les choses, parce qu’on est alors dans une fausse improvisation et ça s’entend. Il faut donc simultanément l’idée du langage et le langage. La spontanéité seule n’a pas de sens, on ne peut pas l’isoler. La spontanéité « en soi » n’a aucun intérêt, elle sous-entend « pureté », « naïveté ». S’agit-il de la spontanéité d’une idée ? Une idée doit être développée, travaillée, et là, on n’est plus dans la spontanéité, on est dans l’improvisation. C’est là la différence entre l’improvisation et la spontanéité, l’improvisation est le moment de l’écriture, où on développe une idée qui a pu arriver. Parfois même on commence à improviser sans idée, et l’idée se crée avec la fonction de jouer.

Ne manque-t-il pas en France une culture, une identité musicale particulière ?

On a une culture faite de brics et de brocs. Dans certains endroits il y a une culture enracinée, mais je ne crois pas qu’elle soit forcément nécessaire. Je ne revendique pas une culture particulière, je me méfie des gens qui ont trop de tradition, d’ancrage. C’est une chose qui ne me paraît pas essentielle. On a la culture de ce qu’on a vécu, de ce qu’on a rencontré, ça fait partie intégrante de ce qu’on est, donc on crée avec ce qu’on est, avec les antennes qu’on a sur l’extérieur. Je crois que la création est surtout une question d’individu. Il y a des gens qui ont besoin de racines pour se sentir à l’aise. D’autres au contraire ont besoin de multiples points d’ancrage plus ou moins superficiels qui sont leur nourriture. Il n’y a heureusement pas de règle absolue. On fait un fer de lance de la culture, de l’identité, alors que la plupart du temps, ça n’est que le manche. On fait tout dire à ces histoires d’identité et de culture, mais quand on approfondit, c’est un peu tiré par les cheveux. Disons que souvent, ça peut être un méthode, comme point d’appui, comme beaucoup d’autres choses. Pour moi, ça n’est pas la chose essentielle. De même que l’identité : on parle de l’identité comme d’une chose qu’il faudrait absolument préserver ou à conquérir, qui serait une fin en soi… On est dans une civilisation, un fonctionnement où on peut se payer le luxe de s’en passer. Ça n’est pas vrai pour tous, ça dépend des situations dans lesquelles on est, cette quête d’identité. L’identité artistique se fait d’elle-même, elle se fera « malgré vous », il y a des gens qui ont des choses à dire, ça sort au bout d’un moment, d’autres qui ont moins de choses à dire ou qui le disent moins bien.

Et l’identité du jazz européen face à la culture américaine ?

C’est une fausse interprétation. Je n’ai jamais rencontré depuis que je fais cette musique quelqu’un qui me dise nettement « moi, je veux me démarquer de l’Amérique ». On fait les choses parce qu’elles nous correspondent mieux, parce qu’on est plus à l’aise naturellement, mais rarement d’une façon aussi manichéenne. On a voulu faire dire dire ça à des gens qui faisaient une musique un peu différente, mais le problème n’était pas là. Il est dans le fait d’être plus à l’aise en jouant telle mélodie plutôt que telle autre, en exploitant, en improvisant de telle manière ou telle manière, de se sentir mieux, physiquement même. Après, on peut associer ça à une certaine revendication, mais c’est rarement le cas. Ça n’est donc pas un rejet.

Louis Sclavis
Jean-Baptiste Perez et Louis Sclavis le 1er avril 2000 – Photo : Stéphane Barthod

J’ai l’impression qu’il y a dans le jazz français une séparation, presque un mur entre deux écoles.

Pourquoi y aurait-il un mur ? Certains ont besoin de s’inscrire dans une tradition très lisible et de prendre le train dans ce wagon-là parce que c’est leur sensibilité, ça les rassure, c’est un façon d’appréhender les choses, ça ne les intéresse pas d’aller ailleurs. C’est tout-à-fait possible d’être créatif comme ça. Entre musiciens qui pratiquent des styles différents, qui justement marchent avec une culture très précise, des références très précises à l’histoire, ou sans, il n’y a pas d’énorme guerre ou de conflit, il y a même des compréhensions et puis des musiciens qui font le va-et-vient, il y a pas mal de ponts. Il y a bien sûr des écoles qui peuvent être progressistes et d’autres réactionnaires. Dans n’importe quel domaine, il y a toujours ces deux tendances, qui sont plus ou moins marquées. Mais c’est aussi le public qui décide, qui montre son intérêt. Aujourd’hui, il montre son intérêt pour tout, et c’est tant mieux. Il y a aussi bien un public pour aller à Marciac que pour aller à Banlieues Bleues, c’est plein, il y a un public passionné. Certains seraient-ils meilleurs parce qu’il sont à Banlieues Bleues qu’à Marciac ou bien l’inverse ? Je ne pense pas. Il s’agit même parfois des mêmes. Ce qui est intéressant, c’est de proposer au public, dans les meilleures conditions possibles, tout ce qui existe. Ensuite, les gens viennent ou pas. Des fois, il y a peu de monde, ce qui ne veut pas dire que ça n’est pas bien ou que c’est inutile. Aujourd’hui, il n’y a pas de courant majoritaire, on n’a que des mouvements alternatifs très nombreux, qui se croisent ou pas, et on est plus dans un phénomène de « tissu » que de bandes très séparées. Je vois les choses comme ça parce que c’est ce que je vis dans 70% des cas… Comme avec les musiques techno, contemporaine, le rock, le folk, il y a plein de passages. C’est ce qui m’intéresse, de ne pas me braquer pour savoir s’il y a un clan ou un autre dans telle ou telle esthétique qui joue les gardiens du temple. Il y en a toujours eu, de ces gardiens du temple, que ce soit dans le free ou dans le be bop, il y en a qui estiment qu’ils détiennent une vérité, qui sont les garants de quelque chose. Autant qu’il y en ait, ça n’est pas grave. De toute façon, personne ne forcera le public à aimer une chose ou une autre, surtout dans ces styles ou ce n’est pas la médiatisation qui va influer le choix. Il y a même une morale : trop de médiatisation sur un style ou un musicien devient une arme à double tranchant qui peut donner au public l’impression de n’être plus libre de son choix et marquer un désintérêt.

Qu’est-ce que la nouvelle génération (Laurent Dehors, François Corneloup, Christophe Monniot, Guillaume Orti…) apporte de nouveau ?

Je ne sais ce qu’ils ont apporté de nouveau, c’est encore trop tôt pour le dire. Maintenant, on peut dire qu’ils existent d’un façon qui est bien. Je ne sais même pas si c’est nécessaire qu’ils apportent quelque chose de nouveau. Ils viennent, eux, avec leur état d’esprit, ce qu’ils sont, c’est-à-dire des gens qui sont déjà de très bons instrumentistes, qui connaissent beaucoup de choses, qui aiment beaucoup de choses, et qui aiment essayer, qui n’ont pas d’a-prioris et qui sont capables ma foi d’aller creuser dans tous les styles, de ramener ça et de proposer des musiques où ils « se cassent la tête » à essayer d’inventer des choses pour s’amuser. C’est ça qui est bien.

Ils sont quasiment tous passés par Bernard Lubat

Quelques-uns seulement. Je ne mettrais pas Bernard Lubat comme pivot. C’est un lieu de passage, mais il n’y a pas de maître à penser. Il y a plusieurs personnes qui influencent un génération. On n’est plus comme à l’époques des Miles Davis, Coltrane… jusqu’à Keith Jarret qui a été un des derniers à influencer énormément de gens. Tout circule très vite et tout part de partout, tout le monde fait des disques, informe de ce qu’il fait. Ça n’est ni mieux ni moins bien, mais les choses ont changé.

Quelle est la signification du mot « voyage » pour vous ?

C’est quand on s’arrête et non pas quand on se déplace. Le voyage commence à partir du moment où, après s’être déplacé, on s’arrête quelque part. C’est pour ça que je dis qu’on se déplace mais qu’on ne voyage pas forcément. C’est comme pour la spontanéité et l’improvisation, les mots ont un sens. S’il y a deux mots, voyage et déplacement, il y a forcément une raison. Il y a des choses qui rentrent dans l’idée du voyage quoi se déclenchent à certains moments d’immobilité dans ce mouvement. Ou au moment du retour. Pour le trio avec Henri et Aldo par exemple, il y a d’abord beaucoup de déplacements, et c’est précisément un cas ou le voyage se crée par la suite.