interview

Céline Bonacina

Propos recueillis par Stéphane Barthod
le 7 octobre 2023 à Alençon

Céline Bonacina
Céline Bonacina le 27 avril 2008 – Photo : Stéphane Barthod

La saxophoniste Céline Bonacina est installée dans l'Orne depuis le milieu des années 2000. Elle multiplie depuis les projets, sous son nom ou en collaborations avec d'autres musiciens, tout en enseignant au Conseravtoire d'Alençon. Son dernier album, franco-américain, est sorti en septembre 2023.

En plus de l'interview, vous trouverez, en annexe, un témoignage de Nguyên Lê (notes de pochette) et quelques comptes-rendus de concerts donnés par la saxophoniste à Jazz sous les pommiers.

Un entretien en trois parties et une annexe :

De Belfort à La Réunion, en passant par Paris

Tu as commencé le saxophone au Conservatoire de Belfort, en classique. Qu'est-ce qui a fait qu'à un moment, tu t’es intéressée au jazz ?

En fait, c'était un mouvement parallèle plutôt qu'une vraie bascule. C'est-à-dire que pendant que je faisais mes études très assidument au saxophone, j'ai découvert à l'âge de seize ans tout un univers en m’inscrivant à la médiathèque de ma ville. À l'époque (NDLR : les années 80), on n'avait évidemment pas Internet, il fallait que j'attende d'avoir seize ans pour avoir le droit de m'inscrire à cette médiathèque et pouvoir emprunter des CD. J'attendais ce moment avec impatience et le jour de mes seize ans, quand j’ai pu faire mon inscription, j'ai emprunté tout ce que je voyais qui ressemblait à du saxophone. C'était une espèce de soif d'écouter des choses. Je suis tombée sur Charlie Parker, tout ce qui était bop, surtout ce qui était lié à l'alto, puisqu’à l'époque je ne jouais que de l'alto… Cannonball Adderley, Art Pepper… En même temps, j'écoutais David Sanborn, Spyro Gyra. Bref, je ne savais pas ce que j'écoutais et je ne savais surtout pas ce que je faisais, autrement dit ce qu'on enseigne aujourd'hui dans les écoles : relever des solos. Je suis venue au jazz surtout comme ça. J'avais déjà une grosse technique classique à l'époque et une très bonne oreille qui me permettait de capter beaucoup de choses. J'ai découvert ensuite Kenny Garrett… Au départ, j'avais une soif boulimique d'écouter, de découvrir. Je me suis donc mise au jazz complètement en autodidacte, par le biais des enregistrements.

Et puis il y a eu aussi les saxophonistes barytons : Jerry Mulligan, Gary Mulgrew…

Oui, Nick Brignola aussi, un sax baryton que j’ai beaucoup relevé. Il y a également l’album « Blue Serge » de Serge Chaloff.

J'ai un peu écouté tout ce que je pouvais découvrir sans Internet à l'époque. Je le précise, parce que c'est vrai qu'aujourd'hui, on peut écouter tellement de choses à une vitesse tellement rapide que je me rends compte que tout cela relevait finalement d'une motivation exemplaire... devoir aller piocher toujours à l'extérieur. On ne pouvait pas être devant un écran à taper un nom, puis avoir des quantités de branches où tout nous arrive « tout cuit ». J'en discutais avec Didier Levallet, qui a plus de bouteille que moi, on a presque 30 ans de différence, et en fait, j'étais à la limite de vivre les choses qu'ont vécu les précurseurs, sur la façon d’apprendre le jazz… Il me disait qu'à son époque, il n’avait que les disques de Debussy et de Ravel pour étudier deux ou trois choses. Je caricature un peu, mais c'est vrai que j'ai vraiment appris en autodidacte. Ensuite, j'ai suivi quand même des ateliers jazz au Conservatoire, j'ai joué avec d'autres musiciens et c’est ce qui m'a appris encore plus.

Au-delà des saxophonistes, quels musiciens t’ont marquée particulièrement ?

Je parlais ici des saxophonistes parce qu'à l'époque, j'étais ado quand même, et je ne jurais évidemment que par le saxophone. Mais j'ai découvert aussi Pat Metheny. Franchement, j'ai été hyper influencée par lui. Il y avait beaucoup de ses disques à la médiathèque de Belfort. Il y a aussi toute ma culture dite classique : j'ai beaucoup écouté Jean-Sébastien Bach, ce qui m'a énormément influencée et ce qui continue à m’influencer. J’ai enregistré un solo qui s'appelle « Poussière d'étoile » qui est directement inspiré de ce type d’écritures, d'écoute en fait : écoute polyphonique à l'intérieur d'une monodie (NDLR : mélodie exécutée à une seule voix). Les suites pour violoncelle par exemple, de Jean-Sébastien Bach, en tant que saxophoniste baryton, je suis passée par là, j'ai étudié les préludes pour violoncelle…

Tu as joué aussi dans des big bands à Paris, c'était plus tard ?

Oui, mes années parisiennes… Elles n'ont pas été très nombreuses, mais j'ai vécu effectivement trois ans à Paris. Une fois terminés mes cursus à Belfort et Besançon, j'avais la folie des grandeurs, j'avais une grande soif d'aller à l'aventure, et pour moi, c'était Paris ou rien ! J’avais déjà mon DE (Diplôme d’Enseignement) de saxophone et j'ai cherché un poste d'enseignement tout en préparant mon CA (Certificat d’Aptitude). En parallèle, j'étudiais à l'époque en région parisienne avec Serge Bertocchi. Après, c’est le hasard qui m'a amenée à rencontrer Michael Chéret en allant essayer des saxophones chez Selmer. Il m’a entendue jouer et m’a dit qu’il cherchait un remplaçant pour un big band. Tout a démarré comme ça, ensuite j'ai commencé à jouer dans plusieurs big bands, à m'intégrer dans la vie musicale à Paris par ce biais. C'est une école en fait, une très, très bonne école : du son de groupe, de la vie en collectivité aussi, avec beaucoup d'humour... c'était chouette !

Après Paris, il y a ton départ pour la Réunion…

Il s’est passé beaucoup de choses. Je suis tombée malade, j'ai attrapé une pneumonie qui m'a conduite à l'hôpital pendant longtemps et je souffrais de plein de choses, la pollution peut être… Dans le choix de la Réunion qui s'est présenté à moi, je pense que ça a joué aussi. J'ai eu l'opportunité d'être recrutée là-bas pour enseigner le saxophone et d’avoir un poste au Conservatoire de Région de la Réunion. C'était difficile pour moi d'imaginer quitter Paris alors que j'avais l'impression de commencer seulement à m’y implanter, à jouer, j’ai même créé un quartet à l'époque, mais je n’ai pas eu trop le temps de me produire en fait. Cette opportunité d'aller à la Réunion m’a fait beaucoup réfléchir, même si au départ, c'était assez incongru par rapport à mes objectifs musicaux. Et puis il y avait plein de contingences, dont l’idée que je pourrais peut-être me « requinquer » au niveau de ma santé, dans un autre environnement. Là-bas, j'ai enseigné, j'ai rencontré plein de musiciens, et comme le rythme a toujours été mon dada, là-bas, j’ai été servie ! C’était une expérience vraiment incroyable.

Les premières compositions

La musique de la Réunion a eu aussi un impact sur ta façon de jouer et de composer par la suite…

Oui… Mais il faut savoir que quand je suis arrivée à la Réunion, je n’ai pas composé tout de suite. Mes premières compositions datent de 2000, j'avais alors déjà 25 ans, ce n’était inné, pas naturel pour moi. J'ai beaucoup étudié, j'ai beaucoup joué la musique des autres tout ce temps-là. Et puis j'ai commencé à faire ce morceau qui s’appelle « Bar émergence » qui ouvre mon premier disque « Vue d'en haut », ça a été ma première composition en fait.

Après il y a eu « Just alone » qui est aussi dans ce disque, mais ça a été assez long. Quand je voyais tout ce qui existait déjà, je ne voyais pas ce que je pouvais « inventer », et je ne le vois toujours pas aujourd’hui, en revanche, je sais que ça ne sert à rien de vouloir inventer. Il s’agit juste d'être qui on est et de découvrir qu'on a quelque chose à faire.

L’océan Indien est encore présent dans ta musique

Oui, même dans le dernier album. C'est beaucoup plus dilué parce que ce n’est pas ce qui me vient en premier maintenant, mais en tout cas, je pense que j’y ferai toujours des clins d'œil, parce que ça m'a vraiment nourrie. C'est grâce à ça que quelque part aussi, j'ai la chance d'avoir pu sortir du bop. Quand je dis la chance, ce n'est pas dans un sens péjoratif, au contraire, parce que je voulais vraiment faire du bop. J'étais habitée par cette musique-là, même si ce n'est absolument pas la casquette qu'on me prête parce que ce n'est pas ce que je mets en valeur, mais j'ai beaucoup étudié ça. Si je n’étais pas allée à la Réunion, peut-être que je n'aurais développé que ce style ? Je ne sais pas, mais je pense que le fait de partir, c'était aussi pour découvrir d'autres facettes de ce que je pouvais faire. Pour en revenir à la Réunion, le premier morceau inspiré par l’île, c’est « Ségaline ». Et ça remonte à toute une histoire. Un jour, j'ai eu des arrangements à faire pour faire un groupe avec des musiciens de Madagascar très axés sur la musique ternaire de là-bas et j'avais écrit une introduction à un des morceaux. En fait, je m'en suis servie ensuite pour ma propre composition. Avec le recul, je me dis qu’il y a eu plein de petites passerelles, d'anecdotes qui font que c'est arrivé petit à petit.

En parlant de Madagascar, c’est à l’époque où tu étais à la Réunion que tu as rencontré Hary Ratsimzafy (NDLR : musicien malgache, batteur régulier du trio) ?

En fait, je l'ai rencontré lors d'un festival qui s'appelle « La Fête Jazz » aux Seychelles. Il jouait là-bas avec Datita Rabeson, qui est de la famille des Rabeson – Tony, Jeanot, André, Raymond… c'est une grande famille de musiciens (voir le site Rabeson et Famille en Musique). Il était donc là-bas avec le trio de Datita, et moi, j’y suis venu avec un quatuor de saxophones de la Réunion dans lequel j’avais à l'époque remplacé le baryton. Il y avait des musiciens malgaches, des musiciens d'Afrique du Sud, des musiciens de toute la zone océan Indien. Donc c'était super excitant comme aventure, j'ai rencontré plein de musiciens de ces pays-là, d'horizons différents. Et c'est là, effectivement, que j'ai fait la connaissance de Hary à la batterie. Ensuite, il est venu vivre à la Réunion et on a commencé à jouer ensemble.