interview

Michel Petrucciani

Propos recueillis par Michel Dubourg
le 17 avril 1998 à Coutances

MUSICIEN
Michel Petrucciani le 17 avril 1998 – Photo : Stéphane Barthod

Il est passé avec son sextet au festival Jazz Sous les Pommiers en mai 1998, il devait jouer en trio au Zénith de Caen le 30 mars 1999... Le destin en a voulu autrement. Michel Dubourg l'avait rencontré en avril dernier pour Radio France Normandie Caen.

Nous vous proposons de retrouver ici cet entretien où il décrit notamment le projet de création d'une école de jazz qui lui tenait particulièrement à coeur.

Une nouvelle formation en sextet, avec des arrangements de Bob Brookmeyer : vous qui changez souvent de formule, cela vous vient-il sur une idée comme ça, ou est-ce un projet mûrement établi… comment procédez-vous ?

Souvent je lance l’idée, je la suggère à mon producteur Yves Chamberland, et Francis Dreyfus, puis on travaille ensemble. Je peux avoir une idée un an à l’avance, mais je continue d’abord ce que suis en train de faire, puis je pense aux musiciens, aux compositions. J’écris souvent pour les musiciens avec lesquels je vais jouer, ou avec qui j’aimerais jouer, et là en l’occurrence, je cherchais des cuivres, un son particulier un peu mélodieux, pas vraiment américain, plutôt plus doux, plus chantant. Et je suis tombé par hasard sur Stefano di Battista et Flavio Boltro. Je connaissais Flavio depuis longtemps ; je ne l’avais pas particulièrement en tête, mais il s’est trouvé qu’il était là, je l’ai réentendu et j’ai trouvé que c’était très bien, c’était le son qu’il me fallait. Quant à Stefano, je l’ai entendu dans un club à Paris et j’ai trouvé que son son de soprano et d’alto allait très bien avec ce que j’avais envie de faire. Pour la rythmique, Gadd et Jackson, j’y avais pensé déjà bien avant, je savais que c’était eux qu’il fallait, parce que je voulais combiner le côté Rock’n’Roll de cette rythmique, plutôt Funk, voire musique populaire américaine, et puis le côté très big band, jazz, d’un Duke Ellington, ou même Jazz Messengers ou Birth of the cool, des choses comme ça.

Une fois les chansons écrites, il a fallu trouver l’arrangeur. Là c’était plus compliqué. J’ai demandé à des amis, dont Michel Portal qui m’a dit « mais pourquoi ne prends-tu pas Bob Brookmeyer ? ». Je connaissais Bob de nom, mais beaucoup plus en tant qu’interprète qu’arrangeur. Miroslav Vitous, avec qui je travaillais à cette époque, m’a certifié que l’idée de Bob Brookmeyer était vraiment la meilleure, il m’a dit « c’est le plus grand arrangeur de cuivres à l’heure actuelle ». Donc, je l’ai appelé, je lui ai envoyé mes compositions, et il les a arrangées. On a fait une première écoute, un premier travail, un deuxième, puis on a ré-organisé les arrangements parce que c’était parfois un peu long, il y avait certaines choses qui ne me convenaient pas tout à fait, on a retravaillé ensemble par la suite, et puis au mois d’août dernier nous avons enregistré à New York.

Est-ce que justement c’était une volonté délibérée d’enregistrer cet album à New York où, je crois, vous n’aviez pas enregistré depuis 1992 environ, ou est-ce le fruit des circonstance ?

Non, il s’est trouvé que j’avais envie de rentrer un peu chez moi, c’était l’occasion de rentrer au bercail comme on dit, et puis étant donné qu’Anthony Jackson et Steve Gadd sont américains, moi aussi (d’adoption), ainsi que Bob Brookmeyer, je me suis dit « on va l’enregistrer là-bas et on va faire venir les musiciens italiens à New York » et moi je préfère travailler à la maison, j’en profite pour voir mes amis, travailler le matin et l’après-midi, et c’est ce qu’on a fait.
   De nos jours, les studios américains ne sont pas meilleurs que les autres. Il y a dix ou quinze ans, il y avait une différence avec les studios européens, une technologie peut-être un peu plus moderne… c’est toujours un petit peu vrai, mais c’est vraiment une goutte d’eau, ça n’est pas vraiment perceptible. On ne peut pas dire qu’aujourd’hui, ils soient bien mieux… peut-être pour la Techno, peut-être pour le Rap, en tout cas pas pour la musique que nous faisons.

Justement, l’album s’appelle « Both Worlds », je suppose que ça fait allusion à vos deux lieux de vie, Paris et l’Europe, New York et les Etats-Unis ?

Il y a ça, nous sommes trois américains et trois européens sur l’album, et puis aussi il y a le monde du compositeur, et celui de l’arrangeur, qui écrit quand même, qui habille les comositions. C’est un travail délicat, je ne l’avais jamais fait, c’est toujours difficile de donner ses petits bébés à habiller à quelqu’un d’autre que soi. Il faut faire confiance, et là je peux dire que je suis très satisfait.

Les français à New York

Je rentre de New York, et j’étais étonné par le nombre de musiciens - et de jeunes musiciens - français qui sont là-bas en ce moment. Vous qui avez été des premiers à vous installer là-bas, est-ce que le fait de passer quinze jours, un mois, six mois à New York vous paraît être le passage presque obligé de tout jeune musicen ou même d’un musicien confirmé ?

Je ne sais pas… Personnellement, ça fait 18 ans que je suis parti : je suis parti à 18 ans, j’en ai 36. A cette époque-là, c’était difficile d’aller aux Etats-Unis et de travailler là-bas, et puis de rentrer dans l’union des musiciens, la local 802, ça n’était pas facile avec un passeport français, sans Green Card, etc. Donc je me suis débrouillé parce que j’ai eu la chance extraordinaire de rencontrer Charles Lloyd, et il m’a parrainné. Maintenant, les frontières européennes s’ouvrant, l’Europe représente quelque chose pour les américains, ils nous « voient » un peu plus. Avant, il fallait qu’ils sortent la loupe pour regarder la France, l’Italie, l’Allemagne ou l’Angleterre. Aujourd’hui, ils regardent l’Europe et ils nous voient un peu comme un pays, et c’est vrai qu’on a de plus en plus d’excellents musiciens de jazz en Europe, et de très bons musiciens qui sont vraiment l’équivalent de musiciens américains.
   Et puis il se trouve que les frontières s’ouvrent vraiment, les américains sont moins sectaires, plus ouverts au monde européen D’autant plus qu’il y a, sur le plan business, beaucoup de travail ici, bien plus qu’aux Etats-Unis, et les américains, tout le monde le sait, viennent ici pour faire travailler, il « payent leur loyer » ici, c’est nous qui leur donnons l’argent pour pouvoir continuer à faire ce qu’ils veulent, et puis aussi les japonais, l’Asie, c’est un marché aussi qui se développe. Le Japon est connu depuis des années pour être un très bon marché en ce qui concerne la musique de jazz. Donc ils sont un peu reconnaissants, et ils se rendent compte que finalement nous avons de très bons musiciens, ne serait-ce que notre ami disparu Stéphane Grappelli, Jean-Luc Ponty, Toots Thielemens, Miroslav Vitous, Georges Mraz, quelques musiciens européens qui ont fait carrière aux Etats-Unis.

Ce sont bien sûr de grandes célébrités que vous venez de nous citer, mais je pensais à la jeune ou très jeune génération de musiciens de jazz français qui vont là-bas, est-ce que vous pensez que ça peut leur apporter quelque chose, un plus ?

Je pense que oui, mais pas forcément aux Etats-Unis. Sortir de chez soi et aller voir, entendre ailleurs ce qui se fait, ne serait-ce qu’en Europe, c’est déjà bien, c’est important. Nous avons énormément de bons musiciens en Italie. Quand vous voyez les demandes de festivals d’été en Europe, vous vous aperçevez qu’il y a 75% de musiciens américains, et peut-être 15% de musiciens italiens. Ils sont donc très demandés. Et en France, nous avons de très bons musiciens aussi.
   Je pense que l’Amérique de toutes façons est le pays de cette forme d’art, qui est noire-américaine, il faut donc retourner aux sources, il faut aller voir d’où ça vient. C’est important… Est-ce que c’est primordial, absolument nécessaire ? Ça, je ne peux pas vous le dire, je crois que c’est à chacun de se faire sa propre expérience.

Quand vous jouez à New York, est-ce que vous avez un endroit favori ?

J’ai joué un peu partout, j’ai fait presque tous les clubs new-yorkais, tous les clubs américains même. Il y en a un très bien qui s’appelle le Birdland, d’ailleurs je vais emmener le sextet là-bas à la fin du mois de juin. J’y avais déjà travaillé avec Anthony Jackson et Steve Gadd en avril ou mai dernier, et là j’y retourne ; ils m’aiment tellement dans ce club qu’ils m’ont dit « si tu nous fait une exclusivité, on te fera des conditions particulières »… voilà, j’ai accepté !

Je crois que les conditions ne sont pas toujours fantastiques dans les clubs new-yorkais pour les musiciens ?

C’est comme à Paris, vous savez, c’est difficile, sauf pour les stars qui sont bien payées. Aux Etats-Unis, il y a le Blue Note qui paye très bien, le Birdland aussi, mais ils payent surtout bien les gens qui vont amener du public, il n’y a pas de secret.

On parlait tout-à-l’heure des lieux. Vous qui jouez absolument partout dans le monde, les grandes salles, les plus prestigieuses, est-ce qu’il y a un endroit, un pays dans lequel vous vous sentez bien en particulier ?

Ça va vous paraître bizarre, j’ai fait quatre ans et demi de concerts en solo, et le pays le plus merveilleux pour jouer en piano sans sono, vraiment acoustique, c’est l’Allemagne. C’est un pays fabuleux où il y a des salles absolument magnifiques. C’est peut-être le plus bel endroit, le plus cultivé musicalement. Il y a des salles vraiment extraordinaires, la philarmonie de Berlin, la philarmonie de Munich, c’est génial. Il n’y a aucune salle équivalente… peut-être le Théâtre des Champs-Élysées à Paris. Mais nous en avons une, ou deux. À New York il y a le Carnegie Hall. Je vous parle sur le plan sonore, la qualité acoustique de la salle. Alors qu’en Allemagne, il y en a partout, c’est incroyable le niveau de qualité qu’il y a sur le plan acoustique des salles.

Les pianos aussi, peut-être. Il y a une tradition…

Je ne vous le fais pas dire… Mozart, Beethoven, il y a vraiment une grande tradition musicale de piano solo, de solistes et de compositeurs. Moi je me suis régalé là-bas. Chaque fois que j’y vais, je prends un plaisir vraiment extraordinaire à jouer. Et puis les gens aiment bien la musique, ils sont ouverts. Mais j’aime aussi l’Angleterre, il y a le Royal Albert Hall à Londres, qui est une très bonne salle, et puis en Italie aussi : la Scala, le Piccolo Teatro, il y a de beaux théâtres en France. Ça se vaut, mais disons que sur le plan acoustique, il y aurait peut-être le plus de quantité dans la qualité en Allemagne.

MUSICIEN
Michel Petrucciani le 17 avril 1998 – Photo : Stéphane Barthod

La pédagogie

De plus en plus de jeunes se dirigent vers le jazz et l’apprentissage de la musique de jazz. Je suppose que vous êtes fréquemment sollicité pour des Master Class, ou peut-être des cours. J’aimerais d’abord vous demander si la pédagogie est un versant de la musique qui vous intéresse, et ce que vous pensez en général de la pédagogie du jazz en France, s’il y a des choses à changer ?

Je pense que quelqu’un comme Didier lockwood serait plus à même de répondre à une question comme celle-là (NDLR : lire à ce sujet l'entretien avec Didier Lockwood réalisé en 2012). Moi je pense que la pédagogie de jazz en France n’existe pas. Je vais me faire des ennemis quand je dis ça, mais ça n’est pas assez cadré, pas assez sévère, un peu trop « on fait du Jazz, on s’amuse », il y a tous les âges, pas vraiment de diplôme à passer, chacun fait ce qu’il peut, etc.

J’ai le projet de faire une école, je voudrais faire une école de jazz, un « monastère » de jazz, un « temple » de la musique de jazz où les gens peuvent venir se recueillir ; ça peut être des professionnels, même de très grands musiciens qui ont besoin à mon avis de venir se ressourcer et de parler avec d’autres grands musiciens, un lieu de rencontre, où l’on pourrait former des jeunes qui jouent déjà très bien, les faire passer au-delà de ce qu’ils savent, mais pas forcément en apprenant derrière l’instrument, plutôt en parlant de la musique, une sorte de philosophie… discuter : comment fait-on telle ou telle chose, comment peut-on résoudre tel ou tel problème, etc.

Concernant les Master Class, j’adore faire ça, pour une raison très simple, c’est que quand je fais une Master Class, c’est moi qui apprend, parce qu’on rencontre parfois des gens qui jouent vraiment très bien, et ça m’arrive de sortir de là en disant  « j’ai appris beaucoup plus que peut-être je n’ai enseigné ». Donc c’est très intéressant.

Il y a la place en France pour faire un vrai centre de cette musique où l’on apprendrait vraiment toute l’œuvre de Monk, d’Ellington, il faudrait passer des diplômes, on pourrait avoir des classes différentes avec des jeunes de 14 à 18 ans, de 18 ans à 25 ans, et puis les professionnels ou les semi-professionnels qui veulent se former en faisant des Master Class à l’intérieur de cette école. En appelant des gens comme Wynton Marsalis, Herbie Hancock, Keith Jarret, qui viendraient donner une semaine de cours et de Master Class, qui resteraient à l’école pour parler avec les élèves, et puis aussi des professionnels qui viendraient discuter entre eux, et pourquoi pas faire des projets et créer des musiques ensemble. C’est un peu ça que j’aimerais faire, je suis sur une idée, je projette ça dans un futur assez lointain, 5-6 ans. J’ai un lieu déjà, j’ai convoité un endroit particulier de la France, et ce ne sera pas à Paris (dans la Drôme, NDLR). Il faut aussi essayer de décentraliser les choses.

Les projets

Et quels sont vos projets à moyen terme ?

J’aimerais refaire un trio, écrire pour le trio, donc très simple, en enlevant les cuivres et en gardant la rythmique, et puis j’ai aussi un projet d’orchestre philarmonique, une « suite pour orchestre et piano ». Je ne suis pas encore près, peut-être en 2000, en 2001. Je pense que peut-être en l’an 2000 je ferai une année sabbatique, je ne travaillerai plus du tout pendant un an, histoire de préparer quelque chose. Peut-être pas un an, mais j’aimerais au moins m’arrêter un petit peu et travailler sur le philarmonique justement. Je dis ça comme ça, mais rien n’est sûr encore. Vous savez, les projets très lointains, j’en parle, j’aime bien rêver comme tout le monde, surtout les artiste, mais ce qui me préoccupe le plus, c’est de finir ma tournée avec le sextet et je pense plus à Coutances qu’à mon école de musique, ce qui est bien d’ailleurs.

Il y a quelqu’un dont on parle beaucoup en ce moment, le pianiste Brad Mehldau. J’aimerais avoir votre sentiment sur ce pianiste.

Je pense que Brad Mehldau, c’est très bien, il fait sa carrière, il fait sa vie. Moi j’aurais plutôt mes yeux et mes oreilles tournés vers Franck Avitabile, parce que c’est un pianiste français qui a 26 ans, qui joue formidablement bien, et dont j’ai produit le premier disque chez Dreyfus, qui va sortir en septembre. Permettez-moi donc de vous parler plutôt de lui car je suis plus près de lui que de Brad. C’est vraiment à mon avis LE pianiste, il est influencé par Martial Solal, il a une connaissance du piano, une technique extraordinaires, il fait de jolies compositions, et il est très influencé par Bud Powell. C’est vraiment un bon départ. Il a fait un très beau disque. D’alleurs, il a fait la première partie du sextet à Nancy, et il a eu vraiment beaucoup de succès. J’ai même eu d’ailleurs du mal à lui succéder, parce qu’il a vraiment impressioné le public.

Et il travaille en trio, solo ?

En trio. Il a fait le disque avec un batteur inconnu, Luigi Bonafede, c’est un italien encore, qui originellement est pianiste et qui fait de la batterie. Je voulais que Franck joue avec quelqu ‘un qui connaît le piano pour vraiment l’accompagner. Et puis il y a Riccardo Del Fra à la basse, et mon frère aussi, Louis Petrucciani, également à la basse. En fait, c’est mon frère qui me l’a fait découvrir, parce qu’ils ont travaillé ensemble, et un jour Louis est venu chez moi en disant « Écoute ce pianiste, est formidable ». Je lui ai dit « C’est vraiment superbe, tu as raison, il faudrait faire quelque chose pour lui ». Je le produis, j’y crois vraiment. Mais quand je dis production, il s’agit de production de lancement, je ne vais pas le suivre pas à pas, il est grand, il fait sa vie, il fait sa carrière, il a ses idées. C’est un grand garçon, comme on dit chez moi dans le midi, et je crois que tout va bien pour lui. Ce que j’aimerais, c’est pouvoir lui donner de temps en temps quelques conseils, quelques idées, lui prêter une oreille, c’est ce que j’ai fait d’ailleurs pour son disque, tout simplement.

Cet aspect de votre travail, producteur, c'est nouveau. Envisagez-vous d’autres productions ? C’est vrai qu’on voit souvent des musiciens américains produire des albums…

C’est-à-dire que quand vous croyez à quelqu’un, quand quelqu’un vous séduit musicalement, vous avez envie de faire quelque chose. Quand j’ai écouté Franck, j’ai tout de suite amené une cassette qu’il avait faite à Francis Dreyfus, et puis Francis m’a dit « Écoutes, si vraiment tu y crois tant que ça, je te donnes la possibilité de le produire, et puis on le sort ». Donc j’ai fait ce premier travail de producteur, mais vraiment très modestement. Je suis allé en studio, j’ai donné quelques idées, j’ai écouté, donné mon avis sur les prises, un peu comme un producteur exécutif. Je ne sais pas si j’ai envie d’en faire une carrière, ou même si j’ai envie de produire le prochain disque de Franck. Peut-être que Franck voudra faire quelque chose avec quelqu’un d’autre et tant mieux pour lui. Quand on croit à des gens et qu’on a la chance de travailler avec une compagnie de disques qui vous fait confiance, ce qui est mon cas, tout va bien. C’est ça qui permet de faire ce genre de choses.